Substitution de motifs en référé précontractuel
Il est désormais possible pour le pouvoir adjudicateur d’invoquer devant le juge des référés un nouveau motif de rejet de la candidature d’une entreprise
Conseil d’Etat, 17 juin 2015, n° 388596
NOTE : Le 18 novembre 2014, la commune de Montpellier a publié un avis d’appel à la concurrence amorçant la procédure de passation d’un marché public à bons de commande d’entretien des fontaines de la ville. Candidate au marché, la société Philip Frères a été évincée au stade de l’étude des candidatures, au motif que celle-ci n’avait pas produit de références correspondant à des prestations similaires à celles faisant l’objet du marché. Les « habilitations électriques UTE C 18-510 » n’ont en effet pas été fournies, et les seules références présentées à l’appui de son dossier de candidature ne concernaient que les « travaux d’espaces verts, de nettoiement et de collecte des déchets ». La société Philip Frère s’est alors tournée vers le tribunal administratif de Montpellier pour lui demander de suspendre et d’annuler toutes les décisions se rapportant à la passation de ce marché. Le juge du référé précontractuel a fait droit à la demande de l’entreprise requérante et a annulé l’ensemble de la procédure. En se fondant sur l’article 52 du code des marchés publics, la juridiction administrative a estimé que le pouvoir adjudicateur ne peut se limiter à constater, pour apprécier si une candidature est recevable, que le candidat ne produit pas de références portant sur des marchés analogues :
« 5. (…) que l’argumentation, au demeurant peu étayée, développée au cours de l’audience publique par la commune de Montpellier, selon laquelle la SARL Philip Frères, au-delà de l’absence de références relatives à des marchés similaires, n’avait pas justifié disposer des capacités techniques suffisantes pour exécuter les prestations objet du marché, ne permet pas de valider le seul motif porté à la connaissance de cette dernière société par le courrier mentionné au point 3, fondé expressément et exclusivement sur la production de références ne correspondant pas à des prestations similaires à celles faisant l’objet du marché litigieux alors, au surplus, qu’il n’est nullement établi que, comme elle tente de le faire valoir ex post, la commune aurait réellement procédé à l’examen, auquel elle était tenue de se livrer, des capacités professionnelles, financières et techniques de la société requérante » (TA Montpellier, 24 février 2015, SARL Philip Frères).
En jugeant que l’absence de références ne peut justifier à elle seule le rejet d’un candidat, le tribunal de Montpellier s’inscrit parfaitement dans un courant législatif bien connu. En réalité – et aux termes de l’article 53 du code des marchés publics – seules les candidatures qui ne satisfont pas aux niveaux de capacités professionnelles, techniques et financières peuvent être évincées.
Les motifs de rejet qui ont été adressés à la société Philip Frères le 30 janvier 2015 entraînent donc un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence qui s’imposaient à la mairie de Montpellier. Le candidat est susceptible d’être lésé dans le sens de la jurisprudence SMIRGEOMES (Conseil d’Etat, 3 octobre 2008, n° 305420) puisque le manquement fait directement obstacle à ce que son offre soit par la suite analysée. La commune de Montpellier, s’estimant atteinte dans ses intérêts, s’est pourvue en cassation. Jugeant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat opère un développement en deux temps. Il entame son argumentation par la validation du raisonnement de la juridiction de première instance, en estimant que « l’absence de production de références correspondant à des prestations similaires à celles faisant l’objet du marché, opposée par la commune à la société Philip Frères dans la lettre du 30 janvier 2015 informant cette dernière du rejet de sa candidature, ne pouvait légalement justifier ce rejet ». Le motif du rejet de la candidature de la société Philip Frères est irrégulier. Les juges du Palais-Royal, qui auraient effectivement pu rejeter le pourvoi de la ville de Montpellier sur ce fondement, ne se contentent toutefois pas d’une telle solution. Le rapporteur public M. Gilles Pellissier propose de raisonner par analogie : puisque le pouvoir adjudicateur bénéficie de la possibilité de substituer des motifs de rejet, pourquoi ne pourrait-il pas faire de même en cours d’instance ? Il convient d’ajouter à cela deux conditions qui s’avèrent selon lui essentielles : « le changement de motivation ne doit pas conduire à une nouvelle évaluation des candidatures ou des offres. De plus, la substitution ne doit pas faire perdre au requérant le bénéficie d’une garantie de procédure ». Des conclusions du rapporteur public, le Conseil d’Etat retient explicitement cette nouvelle habilité au bénéfice de la personne publique à l’origine de la passation du marché. Aucune restriction à ce nouveau principe n’est toutefois évoquée dans le texte de l’arrêt :
« qu’il [le tribunal administratif de Montpellier] a cependant commis une erreur de droit en écartant comme inopérante l’argumentation développée devant lui par la commune quant à l’insuffisance des capacités de la société au regard de l’objet du marché, sans rechercher si la commune s’était livrée à l’appréciation de ces capacités avant de rejeter la candidature de la société ; qu’il y a lieu, par suite, d’annuler l’ordonnance attaquée, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi ».
En parallèle, le juge administratif rappelle le contrôle qu’il exerce en ce qui concerne l’admission des candidatures par le pouvoir adjudicateur. Celui-ci se limite à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation des garanties et des capacités techniques que présentent les candidats à un marché public (V. en ce sens : CJCE, 18 juill. 2007, aff. C-399/05, Commission c/ République hellénique ; CE, 1er avr. 1998, n° 157602, Dpt de Seine-et-Marne ; CE, 17 sept. 2014, n° 378722, Sté Delta Process). En estimant que la société Philip Frères « ne démontrait pas de compétences de maîtrise de l’eau des bassins et des fontaines objet du marché », le Conseil d’Etat valide finalement l’éviction de l’entreprise au stade de la candidature par la commune de Montpellier. L’ordonnance du tribunal administratif de Montpellier est annulée et la demande de la société est rejetée.
L’apport de cet arrêt est loin d’être anodin puisqu’il risque d’impacter directement l’attitude du pouvoir adjudicateur en ce qui concerne l’éviction des concurrents à un marché public au stade de la sélection des candidatures. Si les articles 80 et 83 du code des marchés publics imposent à l’autorité adjudicatrice une communication précise des motifs de rejet, une certaine grande marge d’erreur parait désormais accordée à cette dernière, qui pourra, si besoin en est, modifier en cours d’instance les raisons de l’élimination d’un candidat.
Victor PEY,
Promotion André de Laubadère 2014-2015